Les trois royaumes
De quels royaumes parlons nous ?
Trois regards sur trois royaumes. Je me risquerais à qualifier le premier d'impérialement impassible, le suivant d' inspiré, le dernier enfin de crépusculaire.
Les avez-vous reconnus ?
Regardez donc ceux qui vous regardent, et déjà décelez les différences dans la courbe d'une paupière, plus ou moins tombante, dans l'arrondi d'un globe un peu saillant, dans les éclats de lumière plus ou moins blancs ou bleutés. Elles peuvent déjà dire d'une certaine manière ce que chaque peintre a cherché à évoquer.
Trois ordres donc ici : l'empire, Dieu, et le poète.
Toutefois pour que le regard, porte semi ouverte sur l'intériorité d'un personnage, nous interpelle, nous happe et nous retienne, il lui faut : et le visage - et l'habit - et le geste - autrement dit du corps, chair et épaisseur, un corps qui vient relayer et souligner l'expression du regard, corps social également, qui fait qu'on prete à un certain sens à tel regard, lui qui nous assigne à la place de spectateur. Mais de quel spectateur ? Celui que l'habit et le geste et l'environnement nous indiqueront.
Le regard est de l'ordre de l'injonction : je te regarde, tu me regardes. Car sans doute ce que je regarde me regarde à plus d'un titre : me concerne, et m'interpelle.
Ainsi de Napoléon 1er peint par Baron Gérard en 1805. De pied, dans une pose hiératique, en légère contre-plongée. Les épaules larges, le port de tête haut, une main symboliquement placée sur un attribut du pouvoir, et cet habit luxueux, épais, majestueux duquel s'échappe cette tête si jeune (35 ans environ), quasiment enfantine avec ses joues rondes, mais qui perd de son caractère innocent justement par ce fastueux manteau d'hermine, cette sphaera mundi posée sur son écrin de coussin, ces tentures, ce trone en arrière plan . D'emblée la puissance nous écrase, et ce petit regard, humain, pleinement humain, clair et inoffensif, prend au milieu de ce faste et des signes de pouvoir un tout autre aspect. Rien d'inoffensif en l'homme. L'habit fait le roi.
Et maintenant cet homme, révérend père Lacordaire, dominicain de son état, jeune également (35 ans environ), peint par Chassériau en Italie, en 1840, les mains croisées, dans une attitude et un vétement humbles, les épaules tombantes, avec la tête très légèrement penchée en avant, tendue, qui fait ressortir ce regard ardent, puissamment habité. Le royaume de Dieu n'a pas besoin d'attributs, il est tout esprit. Les couleurs, ocre et noir, le décor sont sobres. le regard brille au milieu des ombres portées : c'est un regard inspiré, tel que Chassériau aime les peindre. Car dans le portrait, chaque peintre y met de sa personne, ce qui fait que la personne devient personnage, une récréation, une construction - elle reste marquée d'une double subjectivité, celle du peintre comme du modèle, voire d'une trois si on compte le regardeur qui y projette sa propre histoire.
Et enfin, ce Pierrot de fin de fête, daté de 1718, chère à Watteau, peut-être métaphore du poète, les bras ballants, inutiles, les mains vides, inutiles, raillé par les autres derrière lui, homme de farce, clown triste, qui affiche dans son regard la mélancolie de fin de spectacle, peut-être en ces paupières basses une forme de stupidité, de celle qui nous fige quand rien ne vaut plus la peine d'être vécu.
Alors si je devais revenir sur ces trois portraits, que nous disent-ils de l'homme face au monde ? L'un s'en empare, agit sur lui, le suivant l'abandonne à nos petits appétits pour habiter d'autres royaumes, plus spirituels, le dernier, s'abandonne à la torpeur, - agonie de l'ame comme du corps.
En retour, c'est notre propre attitude qui est interrogée, face aux peintures comme face au monde.