Francis Bacon, l'improbable réalité du trop plein
Visiter une exposition de peinture, comme celle de Bacon au Centre Pompidou, présente toujours une part de contraint. Parce que l'élément de surprise et donc de saisissement peut difficilement surgir lorsqu'on sait ce que l'on va voir. La rencontre ne va pas se faire fortuitement au détour d'un couloir, là, comme par magie, comme ça l'a été lors de ma première rencontre avec Bacon à la Tate Gallery. Saisie, je le fus, je m'en souviens, dans une petite pièce, qui ne comportait pas plus de trois Bacon, pas de quoi en faire une indigestion, suffisamment pour savourer, prendre son temps. A Beaubourg, le temps est compté si on ne veut pas se laisser engloutir par la foule. Alors on passe de tableau en tableau, on apprécie, mais on n'a pas le temps ni l'espace ni le silence pour se laisser emporter par les élements. Les autres sont là tout autour pour vous ramener à la réalité immédiate, celle du lieu d'exposition. Il ne peut y avoir de dialogue entre soi et l'Autre. Comment prendre mesure de ce qui est donné à voir quand une sourde lutte avec les élements extérieurs fait écran. De toutes manières quoi saisir, sinon le passage, c'est-à-dire ce qui n'est plus et n'est pas encore ?
Il y a sur ce toiles ces corps qui se laissent envahir par le décor - en transit entre figuration et défiguration ; eux-mêmes, ces corps tourmentés, débordent et ne sauraient être contenus dans ces cadres tracés dans le cadre qui tentent de dérober à l'infinitude un peu de rationnalité et de contenir vainement une forme d'incontinence, de mettre au pas le déreglement (« Dérèglement qu'a toujours subi la réalité – par éclatement, distorsion, brouillage ou tout autre mode heurtant ou insidieux de décalage – quand sa figuration éveille l'idée d'une présence, au lieu de rester cantonnée dans la zone équivoque du faux-semblant » Michel Leiris, Francis Bacon, face et profil)
Un trop plein qui divague dans un vide sans fondement : une définition de l'homme ?
De l'énergie en déliquescence, qui s'expulse du fait d'un corps trop petit pour nos rêves et nos angoisses. De la matière sans lendemain, car tout est transitoire. Seule l'obsession demeure, terreau d'une peinture qui ne peut prendre fin qu'avec la mort.
Bacon disait vouloir saisir la réalité, ne se préoccuper que d'elle. Une réalité faite d'accidents, qui ne se laisse pas enfermer dans l'Idée. Et à l'image de cette réalité, fluctuante, aléatoire, la peinture est une aventure. « Là, on ne sait pas où l'on est, vers où l'on va et surtout ce qui va se passer. On est dans le brouillard » (Francis Bacon). C'est ça la réalité, un trop plein qui dépasse l'homme, et le submerge, des probabilités pour donner l'illusion du chemin tracé, - et de l'improbable toujours que l' Art tente de saisir puisque pour lui tout est possible, n'importe quoi peut advenir, comme est advenu Francis Bacon, un artiste hors cadre, - une exception.